La modernité du luxe, c'est le partage, par Alain Némarq

 
Le luxe, avant, c'était des prix exorbitants liés aux marges folles des grandes marques de luxe. C'était le luxe d'avant l'urgence de redéfinir le luxe. Certains, dans ce monde très fermé et conservateur, pensent encore sans doute que la société ne fait que traverser une crise financière et économique qui justifie, certes, un effort momentané sur les prix mais pas la remise en cause du principe fondateur de l'univers du luxe, à savoir qu'un produit de luxe doit être cher jusqu'à être inaccessible au plus grand nombre.

Et pourtant c'est la vie, ou du moins une certaine manière de l'appréhender et de l'aimer, qui nous invite à déplacer le centre de gravité du luxe, à ne plus le définir uniquement autour de l'inaccessibilité au plus grand nombre et du concept cynique du caractère démesuré de ses prix. Le luxe est ailleurs que dans ce qui coupe celui qui l'achète des autres, de ceux qui ne peuvent pas se l'offrir, ailleurs que dans cette "pseudo-différenciation".

Le luxe, c'est bien plus que cela, d'ailleurs cela n'est même pas cela du tout et je crois le moment venu de faire entendre cette voix. Vendre un produit de luxe à un client, ce n'est pas lui laisser croire que la principale raison de se réjouir dans l'existence consiste à "s'isoler", à se couper du monde.

Vouloir augmenter la "désirabilité" du produit de luxe par le caractère inabordable de son prix, n'est-ce pas déjà avouer que l'on prend le client pour un gogo et un névrosé ? Ce gogo est identifié comme quelqu'un qui aurait besoin d'être ailleurs, en dehors du monde des gens normaux, uniquement reconnu et défini comme faisant partie de ce petit groupe de personnes, possédant des moyens financiers tels qu'ils les mettent à l'abri de tout raisonnement sensé ou rationnel.

Que reste-t-il du luxe lorsqu'on le rend accessible, eh bien il reste le vrai luxe, celui qui ne trompe pas. Que celui ou celle qui va vouloir se faire faire un objet à l'unité, fabriqué donc de manière artisanale, le paie lui aussi à son juste prix, c'est-à-dire au prix de l'excellence et pas à la tête du client.

Il faut refuser les trois grands axiomes, de l'ancienne pensée dominante du luxe :

1. Les "riches" sont trop stupides pour s'apercevoir qu'on leur vend à n'importe quel prix les objets qu'on voudrait leur faire croire si extraordinaires qu'ils devraient les acheter à n'importe quel prix.
2. Que ceux qui n'ont pas eu la chance de découvrir la recette de la richesse ne méritent, de la part des maisons de luxe, que mépris, condescendance et rebuffades.
3. Que lorsque le luxe devient raisonnable dans son rapport qualité/prix, alors c'est qu'il est low cost ou "discompté" et destiné aux "naïfs" et aux pauvres.

Erigé en rareté

Ne plus imposer au client drogué du luxe le produit incontournable et quasi-intouchable, mais lui offrir le choix d'une gamme de produits créatifs, renouvelés, accessibles et de grande qualité, voilà le vrai luxe car celui-ci, maintenant, c'est de pouvoir choisir, de vivre dans le choix et la liberté et non plus dans l'infantilisation, la servitude et le culte de la pensée dominante du bon goût. Le luxe n'est pas rare, il a été érigé en rareté. Ce luxe accessible, comme cette joaillerie dite abordable, n'est que l'émergence d'une nouvelle conscience, d'un nouveau commerce citoyen que l'on pourrait définir comme un commerce de luxe respectueux du consommateur. Les temps ont changé. L'heure est venue de baisser les prix, d'accélérer la politique de création. Pas par pure justice sociale. Les choses sont plus simples et limpides que cela ; ni Marx ni Bourdieu ne se sont installés place Vendôme ou avenue Montaigne.

Le monde prend conscience, y compris les acheteurs des produits de luxe, qu'il n'y a aucun confort moral ou affectif à vouloir se distinguer de tous ceux que l'achat de luxe exclut, à vouloir s'en isoler et même peut-être n'y a-t-il à en tirer qu'un sentiment de culpabilité. Que dire d'une grande maison de luxe qui, pour flatter l'ego et la névrose obsessionnelle de ses clients VIP, leur propose une visite de musée en solitaire et en nocturne, à la lumière d'une lampe-torche ? Aurait-elle oublié qu'une partie de l'émotion que l'on ressent à la vision d'une oeuvre vient du partage de l'émotion des autres qui vous entourent ? Où commence le service, où finit la manipulation ?

Nous, nous avons choisi de ne pas appuyer notre démarche sur la manipulation des névroses de nos clients. Le luxe doit, une fois pour toutes, tourner le dos à la manipulation des consommateurs pour se mettre au service du partage de l'émotion et cela pour le plus grand nombre possible. Que le luxe cesse d'être uniquement un sport de combat pour une certaine élite et devienne le langage universel de l'émotion pour le plus grand nombre possible. C'est le seul moyen pour le monde du luxe de préserver son avenir, en respectant ses contemporains.

Alain Némarq est président de Mauboussin.

©2010 Le Monde. Tous droits réservés.