L'objet est sculpté dans un jade aux mille nuances où  domine le céladon. Il représente une carpe nageant dans un tumulte de vagues de  nacre colorée d'émeraudes sur une mer de cristal de roche. Sur le dos de  l'animal repose une pendule en cristal de roche. Le cadran des heures est  ponctué de chiffres en diamants, celui des minutes de chiffres en nacre et en  émail rouge. Créé par Cartier en 1925, cet objet est révélateur de la  fascination du joaillier pour les motifs et les matières venus de Chine, qui lui  inspirent aussi bijoux, vases et flacons à parfum. Ces merveilles seront dans  quelques jours exposées, avec 350 autres pièces de la collection Cartier, à  Pékin, au Palace Museum, au cur de la Cité interdite. Une rétrospective aux  allures d'événement : classé au patrimoine mondial de l'Unesco, le Palace Museum  témoigne de cinq mille ans de civilisation et de culture chinoises. En  accueillant un ensemble exceptionnel de créations de la maison Cartier, il  atteste aussi de son désir de s'ouvrir aux arts de l'Occident.
 Si l'influence de l'art chinois sur le répertoire et  l'esthétique de Cartier est connue, c'est avec curiosité et ravissement que les  Chinois vont découvrir les bijoux réalisés pendant plus de cent cinquante ans  pour les cours royales européennes, qui valurent à Cartier d'être surnommé  «le joaillier des rois et le roi des joailliers» par le roi  d'Angleterre Edouard VII. L'histoire de la maison Cartier est en effet celle  d'une créativité et d'un savoir-faire sans équivalent.
 Cette saga pavée de diamants commence en 1847 avec  Louis-François Cartier qui rachète le fonds d'un artisan de la rue Montorgueil  et s'installe comme orfèvre- joaillier. A la fois homme d'affaires avisé et  créateur imaginatif, il s'attire la protection de la princesse Mathilde, figure  majeure du monde artistique français sous Napoléon III. Son magasin est  maintenant boulevard des Italiens et il est le fournisseur de la Païva comme de  l'impératrice Eugénie. Il va former son fils Alfred, qui prend les rênes de la  maison en 1874, avec la même réussite que son père. Il déménage pour le 13 rue  de la Paix, au cur du quartier de la haute joaillerie et de la haute couture.  Cette adresse va demeurer celle du principal magasin Cartier à Paris.
 Avec les trois fils d'Alfred, Louis, Pierre et  Jacques, la maison Cartier connaît un succès international. Ils créent les  couronnes et les diadèmes de toutes les têtes royales et princières d'Europe,  ouvrent une succursale à Londres sur New Bond Street en 1902 et à New York sur  la 5e Avenue en 1909. Louis, l'aîné, est l'esprit créatif de la famille : il  exécutera 27 diadèmes pour le couronnement d'Edouard VII, renouvelant sans cesse  formes et matières des bijoux, imaginant à l'infini de nouvelles harmonies de  pierres, inventant ce que l'on appellera bientôt « le style Cartier ». Il  fourmille d'idées : pour son ami Santos-Dumont, qui se plaint de ne pas pouvoir  sortir facilement sa montre de son gousset quand il est aux commandes de son  avion, il invente la montre-bracelet. Il la raffine un peu plus tard en  concevant la boucle auto-déployante, archicopiée depuis par la plupart des  fabricants.
 Le siècle passe, et les formes changent. Les bijoux  de Louis Cartier deviennent plus géométriques. A côté des rubis, dia mants,  saphirs, émeraudes et perles appa raissent le corail, la turquoise, le cristal  de roche et le jade. Louis est aidé par une femme, Jeanne Toussaint, la Coco  Chanel de la joaillerie, dont le nom restera à jamais lié au style Cartier.  C'est elle qui fera de la panthère l'emblème de la maison et imaginera les «  oiseaux en cage », symboles de la France sous l'Occupation. Le succès est au  rendez-vous : entre 1904 et 1949, Cartier reçoit quinze lettres patentes  l'agréant com me fournisseur officiel de différentes maisons royales : après le  brevet d'Edouard VII d'Angleterre vient celui d'Alphonse XIII d'Espagne, de  Georges Ier de Grèce, du tsar Nicolas II, de la reine Marie de Roumanie, du roi  de Siam... La liste se poursuit jusqu'à nos jours puisque la dernière récompense  renouvelée date de 1997. Il s'agit du titre de fournisseur officiel du prince de  Galles. Les maharadjahs de l'empire britannique ne jurent eux aussi que par  Cartier, qui s'impose dans le même temps à New York auprès des Rockefeller,  Vanderbilt, Ford. Pour tous, familles royales comme grands capitaines  d'industrie, posséder un bijou de chez Cartier garantit l'accès à une société  synonyme d'élégance et de puissance, dont la duchesse de Windsor sera l'une des  icônes. La fameuse broche panthère campée sur un saphir cabochon de 152,35  carats, revêtue d'un pavage de diamants moucheté de saphirs calibrés lui sera  offerte par le duc en 1949.
 L'histoire de la maison Cartier reflète ainsi celle  des Arts décoratifs dans l'Europe du XXe siècle. Forte de cette conviction, la  maison de la rue de la Paix décidait en 1973 de créer sa propre collection en  rachetant auprès de particuliers ou lors de ventes publiques les uvres  historiques de son patrimoine, joyaux somptueux, pièces exceptionnelles,  chefs-d'uvre de l'horlogerie, comme ces fameuses « pendules mystérieuses » dont  Cartier s'était fait une spécialité. Ce sont plus de 1 300 créations qui sont  aujourd'hui rassemblées dans la collection : un trésor riche et varié, témoin  des grandes étapes de la créativité de Cartier à travers ses cent soixante  années d'existence.
 Plus de 350 de ces pièces seront dans quelques jours  présentées au Palace Museum de Pékin : des parures, aussi inoubliables que celle  que portait Daisy Fellowes au bal de Carlos de Beistegui à Venise en 1951. Mais  aussi des pendentifs, des diadèmes, dont celui qui fut réalisé à l'occasion du  mariage de Marie Bonaparte avec le prince Georges de Grèce. Des bracelets, comme  ceux de Gloria Swanson, en diamants et cristal de roche, que l'actrice aimait  tant qu'elle les portait dans la vie comme à l'écran (Perfect  Understanding). Des broches, comme cette rose de diamants qui a appartenu à  la princesse Margaret, des bagues, des pendules... A Pékin, c'est toute  l'histoire de Cartier qui semble se dérouler sous nos yeux. Il s'agit bien sûr  de montrer de superbes bijoux et de ravissants objets de la vie quotidienne,  mais ce que l'exposition, dans les murs centenaires de la Cité interdite,  souhaite révéler est l'épanouissement d'un art qui, dans le futur, témoignera de  notre époque comme les motifs d'Egypte, d'Inde ou de Chine témoignent des temps  plus lointains.
L'exposition de la collection Cartier est présentée à  Pékin au Palace Museum, au sein de la Cité interdite (porte du Midi).
 Véronique  Prat 
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