Dans la mine du spinelle, la pierre rouge des tsars

Pour atteindre la mine de Kuh-I-Lal (« la montagne des pierres précieuses » en tadjik), il faut grimper à plus de 3 500 mètres d'altitude dans les monts du Pamir, d'abord en 4 × 4 puis à pied. C'est en 2007 que Patrick Voillot, pharmacien de son état et grand voyageur sur la route des pierres précieuses, a monté sa première expédition pour découvrir la mine où, depuis seize siècles, l'on extrait les plus beaux spinelles du monde.

Le spinelle ? « Très proche chimiquement du "rubis d'Orient", plus gros et un peu moins rare, extrêmement brillant. On appelle aussi cette pierre, rouge ou vieux rose, le "rubis balais" - pas comme l'ustensile, mais en référence à la province de Badakhchan, d'où sont issus les spécimens qui ornent les plus belles couronnes du monde », explique le gemmologue parisien. Ses expéditions dans toutes les mines du monde - racontées dans des documentaires diffusés depuis des années sur France 5 - l'ont fait surnommer « l'Indiana Jones des pierres précieuses ».

« Simple documentariste »

Pas facile en effet de pénétrer ces lieux reculés et de forcer les verrous de filières rendues opaques, parfois dangereuses, en raison de la convoitise qui entoure les diamants, rubis, saphirs ou émeraudes. « Grâce à mes contacts, j'ai pu ouvrir les bonnes portes au Tadjikistan et filmer l'intérieur de la mine », dit Voillot, qui, dans ses voyages, prend soin d'expliquer à ses interlocuteurs qu'il n'est pas un marchand de pierres mais un simple documentariste animé par la passion des gemmes.

Et comment ne pas sentir un frisson en évoquant la mine d'où furent extraits les plus beaux spinelles ? Le « rubis du Prince Noir », qui orne la couronne d'Angleterre, la pierre rouge de la couronne des tsars, le « Côte de Bretagne » et le « Louis XIV », qui furent accrochés à la Toison d'Or de la couronne de France, ceux du collier de Tamerlan, propriété de la Couronne anglaise...

« Les Grands Moghols (les empereurs musulmans de l'Inde ancienne) raffolaient de ces spinelles, qu'ils polissaient en cabochons pour y faire graver leur nom. »

C'est en feuilletant le « Tavernier », ouvrage d'un courtier français du XVIIe siècle, voyageur sur la route des Indes, et qui reste une bible des gemmologues, que Patrick Voillot a voulu dénicher un endroit qu'il pensait refermé depuis longtemps et ignoré, « même par les joailliers de la place Vendôme ». Premier Occidental à parvenir à Kuh-I-Lal, il y a découvert - en 2007, puis en septembre 2009 - une mine où travaillent six mois par an 20 mineurs tadjiks avec un matériel d'extraction solide mais vétuste, datant de la période soviétique.

« Du temps de l'URSS, beaucoup de pierres partaient à Moscou. Désormais, la production - plusieurs milliers de carats par an - prend la route de Douchanbé, capitale du Tadjikistan, où les pierres, véritable emblème national, ne sont pas vendues mais conservées par le Trésor tadjik. » Terminé, du moins officiellement, le commerce du spinelle fut pourtant florissant, notamment au temps de Marco Polo : « Les pierres suivaient la route de la soie, remontant vers Samarkand, ou descendant vers Chiraz et Ispahan », explique Voillot.

Une passion russe

Pierre adulée à la cour des chahs d'Iran, le spinelle l'était aussi des souverains chrétiens, qui voyaient dans ces pierres rouges la transfiguration des gouttes de sang du Christ. Ce fut également le cas des tsars : « L'impératrice Catherine II, qui voulait la plus belle couronne d'Europe, couverte de diamants, avait demandé à son joaillier de la surmonter d'une pierre d'une valeur inestimable, acquise en Chine au XVIIe siècle par un ambassadeur russe. »

Cette passion russe pour le spinelle explique la présence d'une belle quantité de ces pierres dans le trésor des Romanov, dont une partie, miraculeusement sauvée en 1918, sera vendue demain aux enchères chez Sotheby's à Londres. « La grande-duchesse Maria Pavlovna, belle-soeur d'Alexandre III (1), s'était enfuie de la résidence d'été pour se rendre à l'ambassade suédoise à Saint-Pétersbourg, où elle déposa des effets personnels ornés de pierres précieuses, comme des boutons de manchette, des tabatières, des étuis à cigarettes, des oeufs Fabergé », raconte Voillot.

Transporté à Stockholm, ce précieux dépôt impérial soustrait aux bolcheviques a été oublié dans les coffres du ministère suédois des Affaires étrangères, jusqu'à sa redécouverte fortuite lors du déménagement dudit ministère l'an dernier. Les héritiers des Romanov, à qui il a été remis, ont résolu d'en vendre les objets aux enchères.

Pendant ce temps, dans le haut Pamir, l'aventure du spinelle, qu'on croyait achevée, se poursuit...

(1) Père de Nicolas II, le dernier tsar, tué en juillet 1918.

Un peu du trésor Romanov aux enchères

Demain, à Londres, Sotheby's met en vente une centaine d'objets issus du trésor des Romanov retrouvé en Suède (lire ci-dessous), dont 60 étuis à cigarettes et boutons de manchette en or et argent, incrustés de pierres précieuses, signés Fabergé et Bolin. Estimation : 2 millions d'euros.

Kuh-I-Lal, mine de référence du spinelle

La mine tadjike est au spinelle ce que Mogok, en Birmanie, est au rubis, l'Himalaya au saphir et Muzo, en Colombie, à l'émeraude. Mais on trouve aussi de beaux spécimens de cette pierre souvent confondue avec le rubis en Tanzanie, au Sri Lanka ou en Birmanie.

À la pierre rouge ornant la couronne des tsars est attachée une légende maudite, que Patrick Voillot retrace dans « La Malédiction du trésor des tsars » (1). La pierre n'est pas seulement censée procurer la force, elle appellerait aussi le meurtre et la folie, ce que la fin tragique de Nicolas II et sa famille, assassinés lors de la Révolution russe, a pu sembler confirmer aux yeux de certains.

La pierre maudite des Romanov

Le spinelle, pierre maléfique ? Pas seulement. Outre ce livre qui retrace le fabuleux héritage du trésor des Romanov de Gengis Khan à Raspoutine, le gemmologue français a réalisé pour France 5 un de ces documentaires dont il a le talent. Intitulé « Les Spinelles du Tadjikistan », ce film de 52 minutes sera diffusé début 2010 à une date restant à préciser. Dans un précédent film consacré au « Trésor de la reine d'Angleterre », Patrick Voillot avait raconté les tribulations du plus fameux spinelle, le « rubis du Prince Noir ».

Christophe Lucet

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